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Morane s’était arrêté à l’entrée de l’allée, sous un porche autour duquel les hibiscus croulaient de partout en grappes rouges. La lune, haute dans le ciel, éclairait presque comme en plein jour, l’allée, longue d’une centaine de mètres et envahie par les mauvaises herbes, conduisait à un large perron aux marches de marbre, menant à une porte vitrée derrière laquelle une faible lumière brillait. Un silence total régnait et Morane se sentit saisi soudain par l’angoisse. Celle-ci l’oppressait, rendant son souffle court. Il avait la sensation qu’un destin redoutable l’attendait là-bas derrière cette porte et, pendant un moment, il eut la tentation de retourner sur ses pas.
Il se secoua, glissa la main dans l’échancrure de sa veste et toucha la crosse du revolver. Ce contact froid et dur le rassura. Un revolver c’était une chose terrible, faite pour tuer, et pourtant, à certains moments, il pouvait se changer en un ami sûr, qui balayait toute peur, insufflait une force nouvelle à l’homme désemparé.
Bob sourit et jeta à nouveau un regard à sa montre. Il était minuit moins une minute.
« Le billet disait minuit précis, pensa Morane. Ceux qui m’attendent dans la villa ne pourront me reprocher de manquer d’exactitude. Mais je puis être tranquille, nous trouverons bien d’autres sujets de désaccord… »
À pas lents, il s’engagea dans l’allée. Le gravier, dissimulé par les herbes folles, craquait sous ses semelles.
Bob avançait la tête un peu baissée, de façon à ce que le bord du chapeau, projetant de l’ombre sur son visage, l’empêchât d’être reconnu par d’éventuels observateurs. Ceux-ci, s’ils existaient, devaient en effet connaître les traits de l’homme tué là-bas dans l’accident de l’auto grise, et il ne fallait pas, du moins pour l’instant, qu’ils s’aperçoivent que quelqu’un d’autre avait pris sa place.
Bob avait atteint le perron, il se mit à gravir les degrés pour s’arrêter devant la porte vitrée, au-delà de laquelle brillait toujours la lumière diffuse de tout à l’heure. Une fois encore, le Français consulta sa montre : il était minuit précis. C’est alors que, venant de l’intérieur do la villa, une voix retentit, étouffée. Elle disait :
— Entrez… Mais entrez donc…
Bob s’était immobilisé, tous les sens aux aguets. Au bout de quelques secondes la voix répéta :
— Entrez donc… Mais entrez donc… Nous vous attendions…
Cette fois, Morane se décida. Il posa la main sur le bec de canne, abaissa ce dernier et poussa la porte qui s’ouvrit sans le moindre grincement. Bob pénétra alors dans un vaste salon, encombré de meubles recouverts de housses et dans lequel régnait une odeur prononcée de moisissure et de poussière. Selon toute probabilité, cette pièce ne devait plus être habitée depuis un certain temps. Au fond, une tenture de tissu clair, à demi transparent, fermait ce qui devait être une pièce plus petite. C’était de derrière cette tenture que provenait la lumière diffuse aperçue un peu plus tôt. Mais ce qui retint surtout l’attention du Français, ce fut cette silhouette d’homme se découpant en ombre chinoise sur le rideau. Le personnage semblait être assis à une table et se tenait immobile.
Morane s’était arrêté au centre du salon. Lentement, il glissa la main sous le revers gauche de son veston et saisit à pleine main la crosse du revolver, prêt à dégainer celui-ci à la moindre alerte. Alors, sans cesser de fixer l’ombre derrière le rideau, il attendit.
Sa patience ne devait pas être mise à dure épreuve. Au bout de quelques secondes, la voix de tout à l’heure retentit à nouveau, mais plus nettement cette fois. Elle venait de derrière le rideau et disait :
— Avez-vous accompli votre mission ?
Bob n’hésita pas et répondit d’une voix aussi plate que possible afin de cacher le léger accent étranger de son espagnol :
— J’ai accompli ma mission comme il m’a été indiqué.
Il y eut un long moment de silence, dix secondes peut-être, puis la voix demanda encore :
— Ambrosio Cerdona est-il mort ?
Cette question ne prit certes pas Morane au dépourvu, car il s’y attendait un peu. Pourtant il se demanda ce qu’il devait y répondre. Si l’homme, là derrière le rideau, savait que le président avait échappé à l’attentat, Bob serait démasqué en répondant par l’affirmative. Malgré le danger, il décida cependant de précipiter les événements.
— Le président Cerdona est bien mort, dit-il.
Il s’attendait une réaction soudaine de la part de son interlocuteur. Pourtant, rien ne vint. À nouveau, une dizaine de secondes s’écoulèrent, puis la voix dit :
— C’est bien. Notre entrevue est terminée. Vous pouvez vous retirer…
La voix se tut et c’est alors que Morane ouït un bruit de déclic, presque imperceptible. Depuis son entrée dans la pièce, le Français s’était étonné de l’immobilité du personnage assis derrière le rideau, et aussi du laps de temps s’écoulant entre chacune de ses réponses et une nouvelle question. Ce bruit de déclic venait d’être pour lui comme une révélation. Arrachant le revolver de son étui, Bob bondit et écarta le rideau pour déboucher dans une petite pièce dont les fenêtres étaient soigneusement aveuglées. Au centre, il y avait une grande table derrière laquelle un mannequin vêtu d’un complet noir se trouvait assis dans l’attitude d’un homme accoudé. Près de la table, posé sur le sol, on apercevait un magnétophone maintenant arrêté et, derrière ce magnétophone, un petit poste émetteur de radio avec son micro.
Maintenant Morane savait la raison de l’immobilité de son interlocuteur. Il connaissait aussi le pourquoi de ces longues secondes de silence, entre chacune de ses réponses et une nouvelle question. Alors, soudain, il éclata de rire, comme sous l’effet d’une joyeuse plaisanterie.
*
Morane, Bill Ballantine et le chef de la sûreté péruvienne étaient maintenant réunis près de la table, derrière laquelle trônait toujours le mannequin vêtu de noir. Dans le grand salon, les policiers s’affairaient à la recherche d’éventuels indices.
Bob avait rembobiné la bande d’enregistrement du magnétophone. Il poussa à nouveau sur le bouton de mise en marche. Il y eut un moment d’attente, puis la voix de tout à l’heure répéta :
— Entrez… Mais entrez donc…
Un long silence puis la voix reprit :
— Entrez… Mais entrez donc… Nous vous attendions…
À nouveau le silence, à la fin duquel la voix demanda :
— Avez-vous accompli votre mission ?
Nouvelle interruption de douze à quinze secondes :
— Ambrosio Cerdona est-il mort ?
Nouveau silence, un peu plus long cependant que le précédent, alors la voix continua :
— C’est bien. Notre entrevue est terminée. Vous pouvez vous retirer…
Il y eut un léger déclic et le magnétophone s’arrêta automatiquement.
Morane, Ballantine et Pererra se regardèrent sans mot dire, puis Bill se mit à ricaner doucement.
— Pas mal imaginé le petit truc, fit-il. Voilà une façon pratique pour un chef de bande de s’entretenir avec ses complices sans courir le risque d’être coincé, au cas où l’un de ceux-ci serait filé par la police.
— L’ennemi du président Cerdona a, en effet, pas mal d’imagination, fit Morane à son tour. Les passagers de l’auto grise avaient suivi le président pour l’abattre, là-bas sur la route. Sans doute d’ailleurs attendaient-ils cette occasion depuis pas mal de temps. Une fois leur forfait perpétré, l’un d’eux devait se rendre ici, à minuit très précis… Pourquoi très précis ? Tout simplement pour que, à l’instant même où il se présentait à la Casa del Sol, un mécanisme d’horlogerie déclenche le magnétophone. Les questions étaient préparées à l’avance et enregistrées avec, entre elles, des silences suffisamment longs pour laisser au visiteur le loisir de répondre. Ces réponses étaient captées par le micro du poste émetteur de radio et transmises je ne sais où, sans doute sur une longueur d’onde spéciale. Le mannequin assis derrière la table et silhouetté seulement à travers le rideau, devait parfaire l’illusion qu’avait le visiteur de s’être entretenu avec son chef. De toute façon celui-ci ne courait aucun risque. Si son complice avait été suivi, tout ce que la police pouvait découvrir, comme nous venons de le faire, c’était un mannequin, un magnétophone et un poste émetteur anonyme.
Doucement, Pererra secoua la tête de gauche à droite.
— Vous avez raison, señor Morane, dit-il. Nos ennemis sont astucieux et redoutables. Ils ne reculent devant aucun moyen pour parvenir à leurs fins tout en s’entourant d’un luxe parfait de précautions.
Le chef de la sûreté se tut et demeura songeur.
— Tous nos espoirs ont donc été vains, reprit-il finalement. Nous comptions obtenir des renseignements précieux ici, peut-être même parvenir à nous emparer de quelques-uns de nos adversaires, si ce n’est de leur chef lui-même.
Au lieu de cela, comme vous venez de le dire, señor Morane, nous n’avons découvert qu’un mannequin, un magnétophone et un poste émetteur anonyme. Notre échec est donc complet et le mystère qui entoure nos ennemis demeure aussi total qu’auparavant. Tout ce qui nous reste à espérer, c’est que nos hommes découvrent quelque indice dans cette maison…
— À votre place, fit Bob, je ne compterais pas trop là-dessus. Nos ennemis sont trop rusés pour laisser des traces derrière eux.
— Sans doute voyez-vous juste, señor Morane. Reste l’épave de l’avion abattu et les débris de l’auto grise… Peut-être nos experts réussiront-ils à en tirer quelque chose. Pourtant, je commence moi-même à en douter… Nous sommes tenus en échec sur toute la ligne…
Là-bas, en direction de la capitale, le bruit sourd d’une explosion retentit, atténué par la distance mais cependant suffisamment significatif.
— Voilà que ces salopards recommencent leurs petits feux d’artifice meurtriers, dit Ballantine avec de la colère dans la voix.
Bob serra les poings sans mot dire. Il savait que le président Cerdona venait de perdre une nouvelle manche de la bataille dans laquelle il se trouvait engagé contre un adversaire anonyme et cruel. Bientôt peut-être, terrorisé par les bombardements, les nerfs usés par la menace latente, le peuple demanderait d’une seule voix que Cerdona donnât sa démission pour mettre fin à cette terreur, quitte à ce que le Pérou tout entier fut écrasé aussitôt sous le poids d’une nouvelle tyrannie.